Par un arrêt rendu le 15 décembre 2022, la deuxième chambre civile poursuit sa construction prétorienne sur l’étendue – et ici les limites – de la valeur probatoire accordée à l’expertise amiable précontentieuse, en se prononçant ici sur la valeur du rapport d’expertise auquel était annexé un procès-verbal de constats contradictoire signé par les experts d’assurance des parties, dont elle juge qu’ils ne suffisent pas à établir la preuve des faits dont dépend la solution du litige, lesquels doivent être corroborés par d’autres éléments de preuve.
Les faits
A la suite de l’effondrement d’un mur, l’assureur de dommages du propriétaire du mur a diligenté une mesure classique d’expertise d’assurance amiable, au contradictoire de la société ayant réalisé des travaux à proximité du mur ainsi que de son assureur de responsabilité, cette société apparaissant susceptible d’être à l’origine de l’effondrement.
Des constats amiables ont donné lieu à l’établissement d’un procès-verbal de constats, signé comme il est d’usage en la matière par les deux experts d’assurance. Ce procès-verbal a été annexé au rapport technique établi par l’expert d’assurance de dommages et a fondé le recours de l’assureur de la victime contre la société désignée responsable ainsi que son assureur, aux fins d’obtenir le remboursement de l’indemnité versée à son assuré en réparation des conséquences de l’effondrement.
L’arrêt d’appel
La Cour d’appel de Lyon, par arrêt du 6 avril 2021, a condamné solidairement les défendeurs à payer à la demanderesse la somme de 35.000 euros au titre du préjudice matériel outre la somme de 12.000 euros au titre du préjudice financier, après avoir entériné la conclusion du procès-verbal sur la cause technique de l’effondrement.
Les défendeurs ont formé un pourvoi en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle les juges du fond, auxquels il appartient d’établir les circonstances de faits du litige, ne peuvent toutefois fonder celles-ci sur la seule base d’une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties, peu important qu’elle ait été menée contradictoirement.
La solution de la Cour de cassation
Dans son arrêt du 15 décembre 2022, la deuxième chambre civile casse et annule l’arrêt d’appel au visa de l’article 16 du Code de procédure civile, posant en principe le respect de la contradiction, en reprochant aux juges du fond de s’être fondés « exclusivement sur un avis technique et son annexe réalisés à la demande d’une partie, sans vérifier s’il était corroboré par d’autres éléments de preuve ».
Certes, la Haute juridiction rappelle ici un principe déjà bien ancré depuis un arrêt de la Chambre mixte du 28 septembre 2012[1], selon lequel « Si le juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties ».
Ce principe avait été confirmé récemment encore par un arrêt du 9 septembre 2020 de la première chambre civile, rendu au sujet d’un rapport amiable réalisé hors de la présence du défendeur[2], selon lequel « Lorsqu’une partie à laquelle un rapport d’expertise est opposé n’a pas été appelée ou représentée au cours des opérations d’expertise, le juge ne peut refuser d’examiner ce rapport, dès lors que celui-ci a été régulièrement versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire des parties. Il lui appartient alors de rechercher s’il est corroboré par d’autres éléments de preuve ».
Ce courant jurisprudentiel se montrait donc favorable à la reconnaissance de la valeur probante des rapports d’expertise amiable de partie : leur caractère non contradictoire ne suffit pas à les écarter de facto, et dès lors qu’ils peuvent être débattus contradictoirement devant les juges du fond, ils constituent un élément de preuve des faits, voire des responsabilités, pour autant qu’ils soient corroborés par d’autres éléments de preuve.
Une interprétation a contrario de ces arrêts aurait pu permettre de considérer que l’expertise amiable menée contradictoirement disposerait d’une valeur absolue, ou à tout le moins se suffisant à elle-seule, sauf preuve contraire.
Telle n’est pas la position adoptée par la Cour de cassation, qui semble par l’arrêt commenté vouloir délimiter les contours du principe adopté en 2012. En effet, l’enjeu de cette affaire n’était pas tant de fixer à nouveau la force probante d’un rapport d’expertise de partie stricto sensu – lequel comporte des conclusions techniques émanant de celui-là seul qui l’a établi, qui résultent d’une instruction technique qui peut avoir été menée contradictoirement ou non – mais surtout de celle d’un procès-verbal qui y était annexé, établi contradictoirement entre les experts des parties prenantes et signé par eux, relatant ce que ces experts nomment usuellement les circonstances et causes du sinistre.
Ce faisant, la deuxième chambre civile s’aligne sur la jurisprudence rendue très récemment par la troisième chambre civile[3] et par la chambre commerciale le 5 octobre 2022[4], selon laquelle même un rapport technique établi en présence de la partie adverse doit être corroboré par d’autres éléments de preuve.
[1] Cass. ch. mixte, 28 septembre 2012, n° 11-18.710, n° 271 P + B + R + I
[2] Cass. 1ère Civ., 9 septembre 2020 n° 19-13.755
[3] Cass. 3ème Civ., 21 janvier 2021, n° 19-16.894 ; Cass. 3ème Civ., 7 septembre 2022, n° 21-20.490, F-D
[4] Cass. Com., 5 octobre 2022, n° 20-18.709