A l’occasion de deux arrêts rendus au mois de mars 2022 et publiés au Bulletin, la Cour de cassation éclaire la notion d’aggravation des dommages corporels mais également celle du lien de causalité. Si ces décisions sont rendues en matière d’accidents de la circulation et de dommages corporels, elles peuvent aisément avoir une portée plus large quant au droit à indemnisation des victimes, lorsque le dommage résulte non pas de l’évènement initial mais d’une décision de la victime dans l’espoir de réduire son préjudice (arrêt rendu le 10 mars 2022[1]), ou encore lorsque l’action tend non pas tant à la réparation de l’aggravation du dommage qu’à l’indemnisation de l’ensemble des préjudices non réparés initialement (arrêt du 31 mars 2022[2]).
Dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 mars 2022, la victime d’un accident de la circulation, survenu le 30 mai 2009 alors qu’il était passager d’un scooter, avait conclu avec l’assureur du véhicule un premier protocole d’accord portant indemnisation de certains préjudices, puis un second portant sur des indemnités complémentaires.
Quelques années après, se plaignant de la persistance d’une raideur douloureuse au coude gauche et de douleurs au pied gauche, la victime se fait opérer afin d’améliorer son état. Par la suite, se prévalant d’une aggravation de ses blessures, le demandeur et son épouse ont obtenu la désignation d’un expert médical en référé puis ont assigné aux fins d’annulation de la deuxième transaction et d’indemnisation de leurs préjudices.
La Cour d’appel de Grenoble[3] rejette ces demandes, estimant que l’aggravation de son état résulte des conséquences ou des séquelles des interventions auxquelles la victime s’est volontairement soumise pour obtenir une amélioration et non de l’accident initial, et qu’il n’existait donc pas de lien de causalité entre l’accident et le dommage invoqué.
Suite au pourvoi interjeté par la victime et son épouse, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt d’appel au visa de l’article 1382 du Code civil devenu 1240, de l’article L. 211-19 du Code des assurances et du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime. La Haute juridiction affirme que « l’aggravation du dommage initial causé par un accident peut découler de nouveaux préjudices résultant des soins qui ont été prodigués à la victime postérieurement à sa consolidation, en vue d’améliorer son état séquellaire résultant de cet accident ».
Ce faisant, la deuxième chambre civile retient l’existence d’un lien de causalité – fût-il indirect – entre le dommage initial et l’aggravation, en dépit de la survenance d’un évènement imputable à la victime. La Cour de cassation ne cherche d’ailleurs pas à distinguer selon que l’état de santé actuel de la victime découle de l’aggravation spontanée et naturelle du dommage initial, ou résulte du choix de la victime d’entreprendre une opération chirurgicale (acte qui comporte un aléa thérapeutique) pour tenter d’améliorer son état séquellaire.
La jurisprudence rendue par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation était déjà encline à admettre l’indemnisation distincte du préjudice né de l’aggravation de l’état de santé de la victime[4]. Elle assure ainsi la primauté du principe de la réparation intégrale du préjudice corporel qui fait l’objet d’une protection particulière en matière d’accidents de la circulation.
Pour autant, ce principe nous semble transposable à tous les contentieux du droit de la responsabilité, et rejoint d’ailleurs celui qui autorise la victime à ne pas mitiger son préjudice : dans un cas (recherche d’une amélioration) ou dans l’autre (absence de mitigation), le lien entre le dommage initial et son éventuelle aggravation du fait de la victime (par action ou inaction) ne peut la priver du droit à réparation intégrale à la charge de l’auteur du dommage initial.
Dans le second arrêt, rendu le 31 mars 2022, la deuxième chambre civile se prononce à nouveau sur l’aggravation du dommage, mais cette fois-ci pour rejeter la demande de la victime pour la part qui ne tendait pas à la réparation d’une aggravation de son état de santé, mais à l’indemnisation du préjudice initial.
Les faits étaient les suivants : le 7 juillet 1980, une femme est victime d’un accident de la circulation et obtient la liquidation de ses préjudices par un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence rendu le 29 novembre 1985. Puis, par décisions des 25 janvier 1995 et 12 septembre 2012, la même cour d’appel indemnise la victime de l’aggravation de ses séquelles.
En 2016, alléguant une nouvelle aggravation de son état, la victime assigne le responsable de l’accident, son assureur et le courtier devant le Tribunal de grande instance, afin d’obtenir (i) la réparation des préjudices nés de l’aggravation de son dommage, (ii) ainsi que l’indemnisation d’un préjudice de perte de droits à la retraite, lié aux conséquences de son dommage initial.
La Cour de cassation a en effet déjà admis la possibilité pour la victime de solliciter la réparation d’un poste de préjudice sur lequel le juge n’a pas statué, même après la consolidation du dommage initial[5].
Néanmoins en l’espèce, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence juge cette demande à la fois mal fondée et prescrite. Dans un premier temps, les juges du fond confirment le jugement et déboutent la plaignante de sa demande indemnitaire destinée à compenser la perte de droits à la retraite. Les juges ajoutent que cette demande est de surcroit prescrite puisqu’elle se rattache au dommage initial consolidé trente ans plus tôt.
La victime forme alors un pourvoi en cassation. Dans son second moyen, et se fondant sur l’article 2241 du Code civil (anciennement l’article 2244 du même code), la demanderesse au pourvoi soutient que « si, en principe, l’interruption de la prescription ne peut s’étendre d’une action à l’autre, il en est autrement lorsque les deux actions, quoique ayant des causes distinctes, tendent à un seul et même but, de telle sorte que la deuxième est virtuellement comprise dans la première ». La victime en déduit que chacune de ses précédentes actions en justice fondée sur l’aggravation de son préjudice d’incapacité professionnelle comprenait virtuellement le préjudice de perte de droits à la retraite, non réparé, et interrompait la prescription de cette action.
La Cour de cassation rejette le pourvoi formé par la victime et rappelle que l’action en aggravation d’un préjudice est autonome de l’action en indemnisation du préjudice initial. La Cour de cassation précise qu’en l’espèce, la demande en justice aux fins d’indemnisation de son préjudice initial avait interrompu le délai de prescription jusqu’à l’arrêt de la Cour de cassation du 16 décembre 1986 et qu’un nouveau délai de 10 ans avait donc commencé à courir à compter de cette date, lequel avait expiré le 16 décembre 1996. Par conséquent, la demande formée en 2016 par la victime au titre de son préjudice de perte de droits à la retraite était prescrite.
Cette seconde décision vise donc, dans la lignée de la première et à quelques jours d’intervalle, à rappeler que si le dommage initial et le dommage d’aggravation sont tous deux indemnisables, ils sont néanmoins autonomes, soulignant ainsi les limites temporelles au principe de réparation intégrale du préjudice, lequel en matière de dommage corporel demeure encadré par le délai de 10 ans de l’article 2226 du Code civil à compter de la consolidation de l’état de la victime[6].
[1] Cass., 2ème Civ., 10 mars 2022, n° 20-16.331, Publié au bulletin
[2] Cass., 2ème Civ., 31 mars 2022, n° 20-19.992, FS-B
[3] CA Grenoble, 2ème ch., 14 janvier 2020, n° 18/02279
[4] Voir par exemple Cass., 2ème Civ., 16 septembre 2010 n° 09-15.391
[5] Cass., 2ème Civ., 21 novembre 2013, n° 12-19.000, au sujet du préjudice d’assistance par tierce personne sur lequel le juge n’avait pas statué
[6] Cass., 2ème Civ., 11 juillet 2002 n° 01-02.182 ; Cass., 2ème Civ., 3 novembre 2011 n° 10-16.036