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Produits de santé : l’exonération pour risque de développement objet d’une QPC transmise au Conseil constitutionnel

Par un arrêt du 5 janvier 2023[1], la première chambre civile de la Cour de cassation a accepté de renvoyer devant le Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité posée par les ayants-droits d’une victime du Médiator, visant à examiner l’éventuelle contrariété entre l’exonération pour risque de développement dont peuvent se prévaloir les producteurs dans le cadre du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux et le principe constitutionnel d’égalité devant la loi des victimes de dommages corporels résultants d’un produit de santé, selon que celui-ci est ou non issu du corps humain.

L’exonération pour risque de développement

Pour rappel, le législateur européen, avec la Directive européenne 85/374 du 25 juillet 1985[2] relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, a prévu une faculté d’exonération de responsabilité pour le producteur s’il parvient à démontrer qu’au jour de la mise en circulation de son produit, l’état des connaissances scientifiques et techniques ne lui permettait pas de déceler l’existence du défaut[3]. Cette faculté, visant à assouplir le régime de responsabilité de plein droit pesant sur les producteurs, permettait en effet de respecter l’équilibre entre les deux objectifs du législateur, à savoir faciliter l’innovation sans fausser la concurrence ni affecter la libre circulation des marchandises au sein du marché commun, tout en assurant la protection du consommateur.

Néanmoins, le Conseil des communautés européennes avait considéré que cette exonération pouvait être ressentie comme une restriction injustifiée de la protection des consommateurs, de sorte que l’exonération pour risque de développement a constitué une simple faculté pour les Etats membres, autorisés à « prescrire par une législation nouvelle l’inadmissibilité de cette preuve libératoire » pour le producteur[4].

Dans sa loi de transposition de la directive n°98-389 du 19 mai 1998, le législateur français a repris a littera l’article 7 de la Directive[5] mais a également saisi l’opportunité offerte par la Directive pour tempérer cette cause exonératoire.

En effet, tenant compte de l’affaire dite du « sang contaminé », le législateur français est venu préciser qu’en cas de dommage corporel causé par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci, le producteur ne saurait être en mesure d’invoquer l’exonération pour risque de développement[6].

A priori, la distinction entre les produits pour lesquels l’exonération peut être invoquée et ceux n’y ouvrant pas droit est donc parfaitement claire et établie, sauf à envisager une réforme législative, lesquelles sont souvent initiées à l’occasion d’évènements sociétaux et à l’invitation du pouvoir judiciaire.

En l’espèce, l’évolution médicale avec notamment le développement des médicaments biologiques (par exemple, les vaccins à ARNm) d’une part et les récents scandales sanitaires d’autre part pourraient donc être l’occasion d’apporter un nouveau tempérament au principe d’exonération pour risque de développement, prétorien voire législatif.

La QPC

La QPC qui nous intéresse a été posée dans le cadre de « l’affaire du Médiator », ce médicament antidiabétique à l’origine de pathologies cardiaques qui aurait causé le décès de plusieurs milliers de personnes en France.

Sans revenir sur les détails de cette affaire, nous rappellerons que des victimes et familles de victimes ont assigné le laboratoire fabricant de ce médicament devant les juridictions civiles aux fins d’obtenir la réparation de leurs préjudices.

C’est dans le cadre de l’une de ces procédures que la Cour d’appel de Versailles, par arrêt du 24 mars 2022[7] a infirmé le jugement de première instance en ce qu’il avait fait droit aux demandes des ayants-droit d’une victime décédée, considérant notamment que « l’état des connaissances scientifiques et techniques lorsque YX s’est vu prescrire le Médiator n’a pas permis de déceler ce défaut et qu’elle (le fabricant) apparait ainsi fondée à invoquer le bénéfice de l’exonération de responsabilité prévue par l’article 1386-11 du code civil ».

Ces derniers se sont pourvus en cassation aux fins notamment de demander que soit posée au Conseil constitutionnel la question suivante :

« Les dispositions de l’article 1386-12 du code civil, reprises à l’identique à l’article 1245-11 du code civil dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, en ce qu’elles limitent aux seuls dommages causés par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci l’impossibilité pour le producteur d’invoquer la cause d’exonération prévue à l’article 4° de l’article 1245-10, anciennement 1386-11, créant une discrimination entre les victimes de dommages corporels résultant d’un produit de santé selon que ce produit est ou non issu du corps humain, sont-elles contraires au principe d’égalité devant la loi tel que défini par les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? »

Par arrêt du 5 janvier 2023, la première chambre civile de la Cour de cassation – après un examen de la nouveauté de la question et de son sérieux – a renvoyé devant le Conseil constitutionnel cette question. 

Les enjeux de la réponse du Conseil constitutionnel

Si l’exonération pour risque de développement est issue d’une norme européenne de valeur supranationale, le législateur européen ayant créé une simple faculté, il ne fait pas de doute que la conformité de loi de transposition ne peut s’analyser qu’au regard de la Constitution et non de la Directive, sauf à considérer que l’aménagement du principe par le législateur français constituerait à lui seul un non-respect de la Directive

Quoi qu’il en soit, c’est donc au Conseil constitutionnel qu’il revient de dire s’il est justifié de traiter différemment les victimes de produits défectueux selon une distinction – au demeurant assez fine – entre les produits du corps humain ou issus de celui-ci – incluant a priori les médicaments biologiques, intégrant notamment la thérapie génique, constitués soit par des séquences issues du génomes humain, soit par des cellules ou des tissus d’origine humain, ou les nouveaux vaccins constitués d’ARNm – et les médicaments non biologiques, le patient – c’est-à-dire le consommateur au sens de la Directive – n’ayant pas pour sa part de raison de les différencier.

Face à ce débat, la décision à venir du Conseil constitutionnel sera donc importante, tant dans son principe que dans son étendue.

Si sur un plan purement factuel, on peut s’interroger sur la légitimité d’une discrimination entre les victimes d’un dommages corporel causé par un produit de santé selon qu’il est ou non issu d’un élément du corps humain, au plan juridique, les conséquences sont complexes.

En effet, si le Conseil constitutionnel considère que l’exception prévue par l’article 1386-12 du Code civil porte atteinte au principe d’égalité devant la loi, il la déclarera contraire à la Constitution avec pour effet que cette disposition sera immédiatement abrogée, sauf aménagement particulier comme par exemple un report des effets de l’abrogation le temps qu’une modification législative intervienne.

En effet dans ce cas, une intervention du législateur français sera souhaitable afin de préciser si l’exception à l’exonération doit être supprimée ou au contraire étendue à tous les produits de santé, qu’ils soient issus ou non d’éléments du corps humain.  

La décision à venir du Conseil constitutionnel sera donc déterminante.


[1] Cass. Civ. 1ère, 5 janvier 2023, n°22-17439

[2] https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000888209/

[3] art. 7 de la Directive précitée

[4] préambule de la Directive précitée

[5] article 1386-11 devenu 1245-10 du Code civil

[6] article 1386-12 devenu 1245-11 du Code civil

[7] Cour d’appel de Versailles, 24 mars 2022, n°20/04766